Trente-neuf ans après les faits, l’Afrique du Sud ravive l’une des pages les plus sombres de son histoire. Une nouvelle commission judiciaire vient d’être instituée pour enquêter sur l’enlèvement, la torture et l’assassinat des militants anti-apartheid connus sous le nom des « Cradock Four ». L’initiative suscite espoir et prudence dans un pays toujours hanté par les démons de son passé racial.

Matthew Goniwe, Fort Calata, Sparrow Mkhonto et Sicelo Mhlauli, militants engagés contre le régime ségrégationniste, avaient été enlevés et assassinés en juin 1985 par les forces de sécurité sud-africaines. Leurs corps mutilés avaient été retrouvés à proximité de Port Elizabeth (aujourd’hui Gqeberha), dans une mise en scène macabre devenue emblématique des exactions de l’État d’apartheid. À l’époque, ces assassinats avaient déclenché une vague d’indignation nationale et internationale, précipitant une pression croissante sur le régime blanc minoritaire.
Malgré la médiatisation mondiale de l’affaire, la justice sud-africaine n’a jamais véritablement condamné les commanditaires de ces meurtres. La Commission Vérité et Réconciliation (CVR), instaurée dans les années 1990 sous la présidence de Nelson Mandela, avait permis de lever le voile sur de nombreux crimes politiques, mais des pans entiers de vérité restent encore enfouis. Certains agents impliqués dans l’opération ont été identifiés, mais la hiérarchie politique et militaire qui a commandité ces crimes n’a jamais été tenue pour responsable.
Pour de nombreux observateurs sud-africains et panafricains, cette impunité persistante reste l’un des points aveugles de la transition post-apartheid.
Si la réconciliation a été proclamée, la justice, elle, reste inachevée.
Cette réouverture de l’enquête intervient dans un climat où les tensions sociales sud-africaines se ravivent. Les inégalités économiques héritées de l’apartheid restent criantes. Les fractures raciales et territoriales continuent de nourrir un ressentiment latent, souvent exploité politiquement.
Cette relance judiciaire dépasse le simple cadre juridique : « Le traitement réservé aux Cradock Four symbolise la difficulté persistante de l’Afrique du Sud à solder définitivement les comptes de son passé, et à asseoir une mémoire partagée ». Le président sud-africain Cyril Ramaphosa a salué cette initiative judiciaire, y voyant un « pas nécessaire pour restaurer la confiance envers les institutions démocratiques ».
Les familles des victimes, soutenues par des organisations de défense des droits de l’homme comme la Foundation for Human Rights, espèrent que cette nouvelle commission saura franchir les obstacles institutionnels qui ont entravé les précédentes investigations. Fort Calata, le fils de l’un des victimes, a ainsi déclaré devant la presse : « Nous voulons la vérité entière. Non par vengeance, mais pour que justice rime enfin avec mémoire. »
Cette réouverture judiciaire pourrait également réactiver des clivages anciens au sein des anciens services de renseignement et de l’armée sud-africains, où les réseaux d’extrême droite demeurent discrets mais actifs.
Au-delà de ses frontières, l’Afrique du Sud renvoie à l’ensemble du continent africain une réflexion essentielle sur la gestion des traumatismes politiques post-coloniaux. La quête de justice et de vérité ne saurait être un luxe pour des démocraties fragiles. Elle demeure une condition de leur stabilité.
Il est importance de replacer ce dossier dans son contexte géopolitique global : « À l’heure où plusieurs régimes africains sont confrontés à des accusations de violences politiques, la démarche sud-africaine offre un précédent juridique et moral, qui pourrait inspirer ailleurs sur le continent. »
Cette réouverture tardive de l’enquête sur les « Cradock Four » témoigne du long et douloureux processus de construction mémorielle de l’Afrique du Sud post-apartheid. Elle soulève des questions fondamentales sur le rapport entre justice, réconciliation et stabilité politique des questions qui résonnent bien au-delà des frontières sud-africaines.