
Alors que les sociétés du monde traversent de profondes reconfigurations sociales et éducatives, une norme semble résister à ces changements, du moins dans certaines régions : l’hypergamie féminine. Cette pratique, qui consiste pour une femme à épouser un homme de statut socio-économique ou éducatif supérieur, demeure tenace, notamment au Sénégal, malgré l’émergence de nouveaux équilibres ailleurs dans le monde.
Une étude parue dans The Atlantic le 31 mars 2025 met en lumière la progression inverse dans les pays occidentaux, à savoir la montée de l’hypogamie féminine. Selon Christine Schwartz, professeure de sociologie à l’université du Wisconsin à Madison, « en 2020, les couples hétérosexuels américains partageaient le même niveau d’instruction dans 44,5 % des cas, et parmi ceux qui ne l’étaient pas, 62 % étaient des mariages hypogames féminins, contre seulement 39 % en 1980 » (The Atlantic, 2025). Cette mutation s’explique notamment par la surreprésentation des femmes dans les universités américaines. Clara Chambers, chercheuse associée à Yale, précise : « En 2021, il y avait 1,6 million de femmes de plus que d’hommes sur les bancs des facultés ».
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La lente érosion d’une norme mondiale
L’économiste Benjamin Goldman (Université Cornell) confirme : « Chez les Américains nés en 1930, seuls 2,3 % des mariages étaient hypogames féminins. Pour la génération née en 1980, ce chiffre dépasse les 9,6 % ». En France aussi, selon Louis-André Vallet (sociologue à l’Ined), l’hypergamie éducative est « en voie de disparition », notamment du fait de la massification de l’enseignement supérieur chez les femmes (Ined, 2022).
Le cas sénégalais : entre pesanteurs sociales et dynamiques émergentes
Qu’en est-il du Sénégal ? À ce jour, aucune étude d’envergure ne permet d’évaluer quantitativement la dynamique hypogamique. Toutefois, des chercheurs comme le professeur Moustapha Tamba (sociologue, UCAD) affirment que « l’hypergamie est bien ancrée dans les sociétés wolof, contrairement aux sociétés du sud du pays où les structures sociales sont moins rigides ». Dans son étude de 1999, Le choix du conjoint à Dakar (Annales de la Faculté des Lettres et Sciences humaines, UCAD), il observe que « les femmes, bien que de plus en plus éduquées, restent soumises à des logiques parentales et statutaires qui limitent leur liberté matrimoniale ».
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Le sociologue sénégalais Abdoulaye Bara Diop, dans son ouvrage La famille wolof : tradition et changement (NEA, 1981), écrivait déjà que « le mariage dans les sociétés sénégalaises n’est pas seulement l’affaire de deux individus, mais l’enjeu d’un équilibre symbolique et statutaire entre familles ». Cette pression sociale explique en partie la résistance de l’hypergamie, dans une société où la caste, la richesse, et la lignée restent des facteurs déterminants.
Une lecture religieuse et éthique de la préférence matrimoniale
Sur le plan éthique et religieux, certains oulémas tels que le Cheikh sénégalais Ahmad Dame Ndiaye expliquent que « le mariage est un contrat sacré fondé sur la complémentarité, et non sur l’infériorité ou la supériorité ». De son côté, Ibn al-Qayyim, dans Zād al-Maʿād (vol. 4, p. 18), écrivait : « La réussite d’un mariage dépend moins des statuts sociaux que de la compatibilité spirituelle et morale des deux époux ».
Cette lecture est corroborée par le hadith rapporté par al-Tirmidhî (1084) : « Si quelqu’un dont la religion et la moralité vous plaisent se présente pour épouser [votre fille], alors mariez-la à lui. Si vous ne le faites pas, il y aura discorde sur terre et une grande corruption. »
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Vers une recomposition lente mais inévitable
Toutefois, le changement est en marche. De plus en plus de femmes sénégalaises, diplômées, indépendantes, et financièrement autonomes, redéfinissent les critères de compatibilité matrimoniale. Comme le soutient la philosophe sénégalaise Fatou Sow, chercheure au CNRS, « la question n’est plus seulement : qui épouse qui ? Mais pourquoi et sur quelles bases sociales et éthiques » (Éthique du genre en Afrique, L’Harmattan, 2017).
Ainsi, si l’hypergamie résiste encore dans les pratiques sociales, son monopole idéologique semble s’effriter sous la pression des mutations économiques, éducatives et culturelles. Il revient alors aux chercheurs, aux leaders religieux et aux éducateurs de réfléchir à un modèle conjugal plus équilibré, fondé sur le respect mutuel, la compétence et la dignité — valeurs chères à l’islam, à la philosophie humaniste, et aux sociétés africaines traditionnelles.
-imam chroniqueur Babacar Diop