« Ils ne sont pas morts, mais vivants auprès de leur Seigneur, bien pourvus. » (Coran, 3:169). Cette parole divine résonne avec justesse lorsqu’on évoque la mémoire de Serigne Abass Sall, rappelé à Dieu le 2 juillet 1990. Trente-cinq ans après sa disparition physique, son œuvre continue d’irriguer les cœurs et les intelligences.

Un pilier du tidjanisme sénégalais
Né en 1909 à Nguick, dans la région de Louga, Cheikhana El Hadji Abass Sall At-Tidjany, dit Serigne Abass Sall, fut un penseur islamique multidimensionnel : théologien, poète, bâtisseur et éducateur. Héritier spirituel de Cheikh Ahmad At-Tijânî (RA), il sut incarner la quintessence de l’enseignement soufi : purification intérieure, service de la communauté et fidélité à la voie.
Loin de la simple transmission rituelle, Serigne Abass donnait sens à cette parole du Prophète ﷺ : « Le meilleur d’entre vous est celui qui apprend le Coran et l’enseigne » (Rapporté par al-Bukhârî, hadith n°5027). Il fonda des daaras, érigea des mosquées (Louga, Saint-Louis, Taaba, Khayra…), et fit de l’enseignement un véritable acte de résistance contre l’ignorance.
La spiritualité en acte : bâtisseur de mosquées et de savoir
Inspiré par l’idéal prophétique de la reconstruction des sociétés par la foi et le savoir, il fit ériger dès les années 1950 de majestueuses mosquées, symboles de l’union entre la beauté architecturale et l’élévation spirituelle. Il est de ceux qui, selon l’enseignement coranique, « édifient des maisons pour Dieu afin que Son nom y soit invoqué matin et soir » (Coran, 24:36).
Comme le souligne le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne :
« L’espace islamique africain a vu naître des figures dont le legs conjugue la piété populaire et la rationalité savante » (Comment philosopher en islam, Albin Michel, 2013, p. 145).
Une œuvre poétique et éducative
L’un des aspects les plus féconds de l’héritage de Serigne Abass réside dans son œuvre écrite. Il composa un diwan de près de 10 000 vers en arabe, ainsi que de nombreux poèmes en wolof, et rédigea Kifāyatoul Tullāb (« L’utilité du savoir »), un texte dense, enraciné dans la tradition, mais ouvert aux mutations du monde moderne.
À ce propos, le professeur Ibrāhīm Niasse (petit-fils de Baye Niasse) disait dans une conférence à Médine Baye en 1995 :
« Cheikh Abass était un poète soufi, un éducateur et un pacificateur, dont chaque vers avait pour finalité de purifier l’âme et de pacifier la société. »
Le legs d’un maître du juste milieu
Rejetant l’extrémisme religieux tout comme la politisation de la foi, Serigne Abass incarnait la voie médiane. À l’instar d’Ibn Taymiyya, qui affirmait :
« La voie du juste milieu est la voie du Prophète ﷺ et de ses Compagnons, entre la négligence et l’excès. » (Majmūʻ al-Fatāwā, vol. 11, p. 662),
Serigne Abass invita à une Tijaniya sereine, fidèle à la sunna, mais enracinée dans les réalités sénégalaises.
Cheikh El Hadji Malick Sy disait à ce propos :
« Le soufi véritable est celui qui travaille pour Dieu au service de l’homme, sans attendre ni l’éloge des puissants ni les faveurs des rois. » (Khilaç al-Dhahab, ms. n°186, Institut Islamique de Dakar)
Taaba : symbole d’une vision communautaire
En fondant le village de Taaba en 1951, Serigne Abass Sall matérialisa une vision socio-spirituelle fondée sur la foi, l’agriculture, l’éducation et l’autonomie. Il incarnait ainsi ce que le sociologue Abdoulaye Bara Diop appelait le marabout-paysan, figure de synthèse entre l’enracinement rural et la verticalité spirituelle (La société wolof, Karthala, 1985, p. 178).
Son engagement dans la vie paysanne rappelle l’exemple du Prophète ﷺ lui-même, qui, bien que guide spirituel, ne dédaignait jamais les travaux de la terre, affirmant : « Aucun musulman ne plante un arbre dont un homme, un animal ou un oiseau mange sans qu’il n’en reçoive la récompense. » (Rapporté par Muslim, hadith n°1552).
Conclusion : la lumière continue
Trente-cinq ans après sa mort, Serigne Abass Sall reste un phare pour les générations. Sa tombe, à Louga, est devenue un haut lieu de recueillement. Son œuvre, elle, demeure un héritage à méditer et à faire fructifier.
Comme l’a écrit le philosophe malien Amadou Hampâté Bâ :
« En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. Mais certains ont pris soin de faire des copies du livre de leur vie dans les cœurs. » (Amkoullel, l’enfant peul, Actes Sud, 1991, p. 27).
Serigne Abass Sall, qu’Allah l’illumine dans sa demeure éternelle, est de ceux dont la lumière ne s’éteint pas, car « la lumière d’Allah ne s’éteint point, même si les mécréants la détestent. » (Coran, 9:32).
Imam chroniqueur Babacar Diop