SUKUK ET SOUVERAINETÉ ÉCONOMIQUE : LA DIASPORA, LEVIER D’UN SÉNÉGAL NOUVEAU

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SUKUK ET SOUVERAINETÉ ÉCONOMIQUE : LA DIASPORA, LEVIER D’UN SÉNÉGAL NOUVEAU

Par Imam chroniqueur Babacar Diop

Alors que l’économie sénégalaise traverse une période charnière marquée par les défis de la dette, la rareté des ressources publiques et les attentes sociales grandissantes, une voix s’élève pour proposer une voie nouvelle, à la fois éthique et réaliste : celle de la finance islamique.

Lors d’un atelier de sensibilisation tenu à Dakar, l’expert en finance islamique Abdoulaye Lam a souligné le rôle déterminant que peut jouer la diaspora dans le financement du développement national. Sa proposition est claire : « La diaspora peut financer les chantiers de l’État à travers les Sukuk. »

Une alternative crédible face aux limites du modèle classique

Les Sukuk, souvent qualifiés « d’obligations islamiques », constituent une innovation financière majeure. Contrairement aux titres de dette conventionnels, ils ne reposent pas sur un intérêt fixe, mais sur une participation à des actifs réels et productifs.

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Dans son ouvrage de référence Understanding Islamic Finance (John Wiley & Sons, 2007, p. 162), le spécialiste pakistanais Muhammad Ayub explique que « les Sukuk incarnent une approche fondée sur le partage du risque et des bénéfices, transformant la logique du créancier-débiteur en partenariat équitable. »

Ce modèle s’inscrit dans les principes de la charia, qui proscrit la riba (usure), la gharar (incertitude excessive) et la maysir (spéculation). Il se fonde sur la justice, la transparence et la responsabilité, des valeurs que le Coran rappelle avec force :

« Dieu a permis le commerce et interdit l’usure. »
— (Sourate Al-Baqara, verset 275)

Pour Abdoulaye Lam, l’État du Sénégal gagnerait à s’ouvrir à cette forme de financement vertueux :

« Quand on parle de Sukuk, c’est souvent des projets faits par le gouvernement du Sénégal et même d’actifs sous-jacents qui permettent de matérialiser la transition qui a été réalisée. Malheureusement, ça n’a pas encore été utilisé. »

Et d’ajouter : « La diaspora, à travers des Sukuk, peut financer les grands chantiers, les infrastructures et les projets structurants de l’État. »

Un levier pour l’investissement patriotique de la diaspora

La diaspora sénégalaise, forte de plus de deux millions de ressortissants et représentant près de 10 % du PIB national selon la BCEAO (Rapport 2024), constitue un acteur stratégique du développement. Or, ses transferts sont encore essentiellement orientés vers la consommation et la solidarité familiale, rarement vers l’investissement productif.

Le modèle des Sukuk diasporiques, déjà expérimenté au Nigeria et en Malaisie, offre une solution. Dans son ouvrage An Introduction to Islamic Finance (Wiley-Blackwell, 2011, p. 209), Abbas Mirakhor souligne que « la finance islamique peut transformer l’épargne de la diaspora en moteur de développement durable, en la reliant à des projets tangibles et conformes à ses valeurs éthiques. »

Un tel instrument permettrait à la diaspora sénégalaise d’investir directement dans la construction d’autoroutes, de logements sociaux, d’hôpitaux ou d’écoles, tout en recevant des dividendes légitimes et moralement licites.

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Cette approche n’est pas uniquement financière. Elle relève d’un acte de foi et de responsabilité collective, car, comme le disait Cheikh Ahmadou Bamba :

« Celui qui participe à l’édification de sa communauté rend grâce à Dieu par l’action. »
— (Massalik al-Jinân, verset 57)

Les valeurs morales au cœur de la finance islamique

Loin d’être une innovation purement technique, la finance islamique incarne une philosophie économique. Elle met au centre l’humain et la justice.

Le secrétaire exécutif de l’Observatoire de la qualité des services financiers (OQSF), Pape Amadou Diagne, rappelle que « la finance islamique repose sur des principes de responsabilité, de transparence et d’équité. »

Cette approche rejoint la pensée d’Ibn Taymiyya (1263-1328), qui écrivait dans Al-Hisbah fi al-Islam (p. 45, éd. Dar al-Kutub al-‘Ilmiyyah) :

« L’économie saine est celle qui garantit la justice entre les individus et élimine toute forme d’exploitation. »

Dans la même veine, Ibn al-Qayyim, son disciple, affirmait dans I‘lam al-Muwaqqi‘in (vol. 3, p. 3) :

« La justice est le fondement sur lequel reposent les cieux et la terre ; toute économie dénuée d’équité est vouée à la ruine. »

C’est dire que les Sukuk ne sont pas qu’un outil financier, mais un moyen de moraliser l’économie, en réconciliant le capital avec la conscience.

Journalistes et pédagogie économique : un devoir d’éclairage

La réussite d’un tel projet passe aussi par la compréhension collective. Le président du Collectif des journalistes économiques du Sénégal (COJES), Dialigué Faye, a justement rappelé que :

« En tant que journalistes économiques, nous avons la responsabilité d’informer, d’éclairer et d’éduquer le public sur les modèles alternatifs qui contribuent à un développement plus juste et plus solidaire. Mais pour bien expliquer, il faut d’abord bien comprendre. »

Cette exigence de pédagogie rejoint la pensée du philosophe Abdallah Laroui, qui, dans L’idéologie arabe contemporaine (La Découverte, 2012, p. 191), notait :

« Le retard économique dans nos sociétés est souvent lié à l’absence de médiation intellectuelle entre le savoir et l’action. »

Autrement dit, vulgariser la finance islamique, c’est ouvrir la voie à une nouvelle conscience économique, capable d’articuler foi, savoir et développement.

Sukuk et transition économique : un pari possible pour le Sénégal

Dans un contexte post-transition politique où le président Bassirou Diomaye Faye cherche à renforcer la souveraineté économique du pays, la mise en place de Sukuk souverains pourrait constituer une réforme structurante.

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De nombreux États africains — notamment le Nigeria (2013), le Togo (2016) et le Maroc (2018) — ont déjà émis avec succès des Sukuk pour financer des infrastructures publiques.

Le Sénégal, pionnier dans d’autres domaines de la finance inclusive, pourrait s’en inspirer pour attirer des capitaux conformes à l’éthique islamique, tout en renforçant la confiance des citoyens et de la diaspora.

Le juriste Khaled Abou El Fadl, dans Reasoning with God: Reclaiming Shari‘ah in the Modern Age (Rowman & Littlefield, 2014, p. 266), rappelle que « la charia n’est pas une contrainte économique, mais une boussole morale pour orienter la justice sociale et le bien-être collectif. »

Ainsi comprise, la finance islamique ne s’oppose pas à la modernité, mais propose une autre manière de l’habiter : une modernité fondée sur la responsabilité éthique, la transparence et la solidarité.

Un choix de société avant tout

Adopter la finance islamique, ce n’est pas seulement introduire de nouveaux produits bancaires. C’est faire le choix d’une économie à visage humain, où l’argent redevient un moyen et non une fin.

Le philosophe Jacques Ellul, dans L’Illusion politique (La Table Ronde, 1965, p. 93), écrivait que « l’économie moderne a perdu le sens du service pour ne garder que celui du profit. » Les Sukuk et la finance islamique rappellent qu’un autre modèle est possible : celui du profit utile et moralement légitime.

Et comme le disait Serigne Abdou Aziz Sy Dabakh, grand moraliste de la Tijaniyya :

« Le vrai développement, c’est celui qui profite à tous et ne corrompt ni l’âme ni la société. »

Conclusion : bâtir une économie de foi et de raison

La réflexion d’Abdoulaye Lam ouvre une brèche féconde : celle d’un modèle économique national fondé sur l’éthique, la solidarité et la souveraineté financière.
Les Sukuk, loin d’être un simple outil de financement, représentent une philosophie du développement durable et juste.

Dans un monde financier souvent dominé par la spéculation, le Sénégal a l’occasion de montrer qu’il est possible de concilier foi, raison et progrès, selon la belle parole d’Ibn Khaldûn dans Al-Muqaddima (p. 237) :

« La prospérité d’un État repose sur la solidarité entre les individus et sur la moralité dans les échanges. »

Si le Sénégal ose cette voie, alors la diaspora, les institutions et les citoyens marcheront ensemble sur la route d’une renaissance économique éthique, où le développement ne se mesurera plus seulement en chiffres, mais en justice, en équité et en foi partagée.

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